John Ruskin et Chamonix : Au-delà de la « Pierre à Ruskin »

La Pierre de Ruskin : un héritage franco-britannique au pied du Brévent
Caché sous les falaises du Brévent repose un bloc erratique, vestige des anciens glaciers, connu sous le nom de « Pierre de Ruskin ». À première vue, il semble banal, et pourtant, il porte en lui une histoire remarquable : celle du lien culturel profond entre la vallée de Chamonix et la Grande-Bretagne.
En 1925, cette pierre devint le théâtre d’un hommage officiel. Des dignitaires français et britanniques s’y rassemblèrent pour dévoiler un médaillon en bronze en l’honneur de John Ruskin, grand penseur victorien, critique d’art et écrivain dont les idées et les écrits ont profondément marqué la perception de la nature, de l’art et des Alpes pour toute une génération.
Ruskin, un intellectuel captivé par Chamonix
En Grande-Bretagne, Ruskin est considéré comme l’un des grands esprits du XIXᵉ siècle – Marcel Proust le plaçait même aux côtés de Tolstoï, Nietzsche et Ibsen. Ses œuvres majeures, telles que Modern Painters, The Seven Lamps of Architecture et The Stones of Venice, ont influencé à la fois l’art et la pensée sociale. Pourtant, on se souvient rarement à quel point Chamonix inspira son écriture.
Il découvrit la vallée à l’âge de 13 ans et y revint pas moins de 18 fois entre 1833 et 1888. Dans Modern Painters, il rédigea certains de ses passages les plus lyriques sur la splendeur des montagnes. Mais pour les habitants, il restait surtout ce promeneur solitaire qui, après le dîner, allait contempler le coucher du soleil sur les Aiguilles depuis sa « vieille grande pierre au pied du Brévent », devenue plus tard la Pierre de Ruskin.
Un alpiniste avant d’être un sage
L’image du savant âgé méditant face aux sommets ne raconte qu’une partie de l’histoire. Jeune homme, Ruskin était un alpiniste vigoureux, guidé par Joseph-Marie Couttet. Il partait à l’aube, franchissait arêtes et glaciers, et ne rentrait que tard le soir, épuisé mais exalté. « Je sais que je peux marcher avec les meilleurs guides et user les moins bons », écrivait-il fièrement en 1844.
Cette immersion physique fut essentielle à sa vision des Alpes : à la fois scientifique, inspirée par Horace-Bénédict de Saussure ; artistique, façonnée par Turner ; et spirituelle, nourrie par la Bible. De cette synthèse naquit une nouvelle représentation des Alpes dans l’imaginaire européen : d’un désert hostile de glace et de roc, elles devinrent un paysage de beauté, d’élévation morale et d’inspiration pour des générations de voyageurs britanniques.
Un symbole qui perdure
Près de deux siècles plus tard, la Pierre de Ruskin demeure le symbole de cette rencontre culturelle : un rappel de la passion d’un jeune Anglais pour la montagne, qui contribua à forger la place de Chamonix dans l’imaginaire victorien.
Pour Ruskin, Chamonix ne fut jamais une simple destination. C’était le paysage qui façonna son âme – et qui lui donna les mots pour exprimer la grandeur de la nature.