Girl Power : L'Alpinisme au féminin
« Elle ne dort pas, elle ne mange pas et elle marche comme le diable ! »
Ce printemps, Valentine Fabre et Hillary Gerardi, deux chamoniardes d'adoption, ont parcouru la célèbre Haute Route, version hivernale, de Chamonix à Zermatt en seulement 26 heures et 21 minutes...
Elles sont parties à pied de l'église de Chamonix à 14h le samedi 3 avril 2021 et sont arrivées à l'église de Zermatt le lendemain à 16h21, ayant avalé 107 km de distance et 8100 m de dénivelé positif !
En étant les premières femmes à effectuer cette traversée mythique d'une traite, elles entrent dans l'histoire ! En temps normal, ce raid à ski engagé s'effectue en six jours.
Valentine et Hillary étaient invitées d'honneur au Festival « Montagne en Scène » à Paris en novembre 2021, à l'occasion de la présentation du court-métrage « La Traversée », un film bouleversant porté par ces deux femmes extraordinaires et réalisé par Ben Tibbetts et Jake Holland. Ce film sera présenté à l'occasion de Montagne en Scène a Chamonix le 13 décembre 2021.
Quelle était leur motivation ? Un rêve, un défi personnel, un hommage...
Parallèlement à leurs grandes carrières sportives, les deux femmes sont également des professionnelles engagées. Valentine est médecin urgentiste ; Hillary est membre de l'équipe du CREA Mont-Blanc. Si elles ont choisi de vivre à Chamonix, ce n'est pas que pour les beaux paysages !
Impossible de parler de réalisations féminines remarquables sans rendre hommage aux premières pionnières, dont le plus grand défi fut sans doute de se défaire du carcan des conventions !
En 1838, quelques 52 ans après la première ascension du mont-Blanc en 1786, la comtesse française Henriette d'Angeville fut la première femme à gravir le célèbre sommet par ses propres moyens (Marie Paradis avait foulé le Toit de l’Europe en 1808 mais elle admettait elle-même avoir été « tirée, traînée et portée jusqu'au sommet »).
La tenue d’Henriette, conçue et confectionnée par ses soins, pesait 7 kg et comprenait un pantalon de flanelle anglaise, habit tout à fait inacceptable pour une femme à l’époque ! Elle réalisa cette ascension à l'âge de 44 ans, bien entourée de ses guides qui la hissèrent victorieuse sur leurs épaules lorsqu’elle atteignit le sommet !
Dans le récit de son ascension, Henriette d'Angeville déclara que l'alpinisme manquait de « cachet féminin » et encouragea les femmes à assurer la relève.
La plupart des successeurs d'Henriette étaient issus de la Grande-Bretagne victorienne. Ce furent ceux qui firent connaître à l’alpinisme son âge d'or (à partir des années 1860).
À cette époque, au sein de la classe moyenne britannique, l'activité physique était considérée comme étant dangereuse et inappropriée pour les femmes. La santé délicate des jeunes filles devait être préservée dans le but exprès de donner naissance à des enfants en bonne santé. À la fin du 19e siècle, cette vision avait quelque peu évolué :
les femmes étaient « autorisées » à faire du sport si elles le faisaient de manière gracieuse, distinguée et « non compétitive ».
De jeunes femmes telles que Lucy Walker (Verte, Lyskamm, Cervin), Meta Brevoort (Grandes Jorasses, Dent Blanche, Meije Centrale, Traversée du Cervin), Margaret Anne Jackson (Traversée des Drus, Grands Charmoz), Isabella Straton (première ascension hivernale du mont-Blanc, Dom, Viso), Elisabeth Le Blond (Géant, Écrins, Meije, Bernina), Katharine Richardson (Piz Palü, traversée Bionnassay-Goûter, la Meije), Lily Bristow (Grépon sans guide en 1895) ouvrirent la voie aux générations futures de femmes alpinistes.
En 1871, l'alpiniste britannique Lucy Walker, 35 ans, entre dans l'histoire de l'alpinisme. Six ans après son compatriote Edward Whymper, elle atteint le sommet de l'emblématique Cervin. Elle avait débuté l'ascension vêtue d'une longue jupe de flanelle, avec un pantalon en dessous, conformément aux mœurs de l'époque. Selon la légende, elle ôta sa jupe dès qu’elle commença à grimper.
À l'époque, il était impensable pour les femmes de porter des pantalons ; on s'attendait à ce qu'elles explorent les Alpes en robes à crinoline !
Isabella Straton était une militante pour les droits des femmes et l’une des premières partisanes du mouvement pour le suffrage des femmes en Grande-Bretagne. Elle découvrit Chamonix pour la première fois dans les années 1860 avec son amie aventurière et alpiniste Emmeline Lewis Lloyd. Elles n'avaient pas de chaperons et grimpaient avec des guides locaux, dont un certain Jean-Esteril Charlet. Après avoir fait la première ascension hivernale du mont Blanc ensemble, en janvier 1876, la cordée Charlet-Straton osa enfin déclarer leur amour !
Isabella bouscula toutes les conventions en épousant son guide chamoniard Jean Charlet.
Vers la fin des années 1800, la chamoniarde d'adoption Madeleine Namur Vallot (fille du célèbre astronome Joseph Vallot), se joua également des contraintes de son époque. Après une première ascension du mont Blanc en jupe, elle défia le monde masculin et les esprits bien-pensants en réalisant sa propre tenue vestimentaire.
Ses six ascensions suivantes du mont Blanc se firent en pantalon et elle effectua même trois séjours de 10 jours à l'Observatoire Vallot, à 4362m d’altitude. Grâce à ses qualités sportives et au soutien de son père et de son mari, elle finit par imposer son genre et son style. Il faudra néanmoins attendre l'après-guerre pour que les tenues imaginées par Madeleine soient peu à peu adoptées par les femmes modernes.
Elisabeth Le Blond fonda le Club Alpin Féminin à Londres en 1907 parce que les femmes n'étaient pas admises au sein de l’Alpine Club britannique. Elisabeth était également une photographe accomplie et la première réalisatrice mondiale de films de montagne. À partir des années 1880, "Lizzie" grimpe en hiver comme en été. Parmi ses nombreux accomplissements sportifs figure notamment la première ascension hivernale de l'Aiguille du Midi.
Lors d'une de ses ascensions, ayant caché sa jupe sous un rocher à des fins pratiques, elle fut incapable de la retrouver sur le chemin du retour.
Consternée, elle envoya son guide chercher une autre jupe au village. Il revint ... avec sa plus belle robe de soirée !
Contrairement aux Clubs alpins britannique et suisse, le Club alpin français, fondé en 1874, adopta une démarche plus démocratique en admettant les femmes en son sein dès le début. C'était toutefois à condition qu'elles ne se livrent qu'à des excursions faciles en étant chaperonnées par un membre masculin de leur famille.
L'alpiniste française Mary Paillon ne tient pas compte de ces recommandations et prône même l'alpinisme sans hommes et sans guides. En 1888, elle rencontre l'alpiniste anglaise Katharine Richardson à la Meige ; dès lors, leurs carrières d'alpinistes s'entremêlent. En 1891, elles réalisent la première ascension féminine de la Méridionale d'Arves ; elles forment l'une des premières cordées exclusivement féminines de l'histoire de l'alpinisme.
Mary Paillon portait une culotte, tandis que Katharine Richardson grimpait toujours en jupe. Katharine, également connue sous le nom de Kathleen ou Katy, fut l’une des pionnières du « speed climbing ». Elle se mit à l’alpinisme en 1871 et sa carrière s’étendit sur trois décennies. Elle réalisa six premières et quatorze premières féminines supplémentaires. En 1888, elle devint la première femme à gravir la Meige. La même année, elle réalisa la première ascension de l'Aiguille de Bionnassay, la première traversée de Bionnassay au Dôme du Goûter et la première ascension des Aiguilles des Charmoz. L'année suivante, elle effectua la première traversée du Petit Dru au Grand Dru. L’un de ses guides disait d'elle :
« Elle ne dort pas, elle ne mange pas et elle marche comme le diable ! »
Le terme « Manless Climbing » fut inventé par l'américaine Miriam O'Brien Underhill à la fin des années 1920. En 1928, elle fit l'ascension du Grépon avec sa partenaire française, Alice Damesme. Cette approche sans hommes suscita la polémique, ainsi que le ressentiment de l'alpiniste Etienne Bruhl, qui fut humilié de devoir partager ce sommet avec deux femmes ! Ignorant les insultes, Miriam et Alice réalisèrent la première ascension entièrement féminine du Cervin en 1932. Alice Damesme mena également une brillante carrière d'alpiniste solo et contribua à la fondation du GHM (Groupe de Haute Montagne) en 1919.
Nos ski-alpinistes Valentine et Hillary auraient sans doute aimé rencontrer Miriam et Alice. A travers les siècles, du Grépon au Cervin, de Chamonix à Zermatt, ces deux remarquables cordées franco-américaines portent, comme tant d'autres, le flambeau de l'alpinisme au féminin.